Gilles Séraphin, docteur en sociologie, est aujourd’hui directeur de la recherche à l’UNAF et rédacteur en chef de la revue scientifique Recherches familiales. Il est le rapporteur d’un travail mené en 2011 par la fondation Terra Nova, fondation réputée proche du Parti Socialiste et dont les travaux sont assez largement médiatisés. Il a accepté au cours d’un entretien de revenir sur les principaux aspects de ce rapport qui a le mérite de proposer des axes de réforme concrets en matière de care et de repenser les solidarités actives.

CIR-SP : Qu’est-ce qui a présidé à ce que la fondation Terra Nova se lance dans un travail portant sur la thématique du care ?

Gilles Séraphin : A l’origine de cette démarche, il existe un contexte politique très précis, lié aux propos de Martine Aubry sur la thématique du care. Il y eut à ce moment beaucoup de remous, voire des moqueries du style : « C’est la charité chrétienne qui revient ! », « C’est l’État social avec l’assistance voire l’assistanat… », « C’est encore un truc anglo-saxon qui vient d’Amérique ! », « C’est un truc d’intellectuels ! »…

De fait, ces déclarations ont été assez mal reçues dans le débat public.

La fondation Terra Nova s’est par conséquent interrogée sur le sujet en comité de direction. Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la revue « Esprit », ainsi que Vice-Président et directeur éditorial de Terra Nova, a pensé à me contacter pour travailler sur une telle thématique, du fait de mes champs d’intérêts. J’ai donc réuni un groupe de travail, composé de chercheurs et de membres d’associations.

Précisons que ce n’est pas en tant que directeur de recherche de l’UNAF, mais en tant que sociologue, à titre personnel, que j’ai travaillé sur ce sujet.

La notion de care provoque souvent des amalgames et il est assez difficile de rendre audible ce concept sorti aussi brusquement dans l’espace public. Comment avez-vous essayé de cerner cette question du care ?

Précédemment, je n’avais jamais réfléchi en tant que sociologue sur le care, stricto sensu, et sur les implications directes de ce concept dans la société… Mon champ d’investigation était, lors de mes premières années de recherche, les centres urbains et les nouveaux mouvements religieux en Afrique, et est plutôt, aujourd’hui, la famille et la politique familiale.

Nous avons alors adopté, au sein de ce groupe, trois portes d’entrée : la première relève des politiques publiques. L’objectif résidait dans le fait que notre réflexion puisse déboucher sur des propositions concrètes. C’est une dimension très importante dans l’ensemble du rapport.

La deuxième porte d’entrée est le parti pris de s’intéresser au sujet de l’aide aux aidants, des aidants familiaux…, et plus généralement aux différentes formes de solidarité. Dans les faits, une solidarité d’ordre privée ou familiale, se déploie d’autant mieux qu’elle est soutenue par des solidarités publiques. Les deux ne s’opposent pas, mais au contraire doivent s’articuler et se féconder.

La troisième porte d’entrée relève de la vie associative. Aussi, dans ce groupe de travail, nous n’avons pas demandé aux seuls politologues ou sociologues d’apporter leur expertise. Nous avons préféré auditionné des bénévoles ou des professionnels issus du champ associatif et de structures d’aides aux aidants.

C’est vraiment l’état d’esprit dans lequel nous nous sommes plongés avec ce groupe de travail sur cette question.

Comment dans ces conditions peut-on définir le care en tant que tel ?

A mon avis, ce qui correspond le mieux en français, c’est la notion de « prendre soin ». Il existe dans les faits bien d’autres termes, tels que celui de sollicitude. De notre côté, nous pensions initialement davantage nous référer à la notion d’entraide ou d’aide mutuelle. Mais le problème qui s’est posé avec cette dernière notion au cours des auditions, est qu’elle engendrait de fréquentes confusions avec la notion de « mutuelle », comprise comme « complémentaire santé ». Dans les faits, peu importe les termes choisis : à chaque proposition faite, des incompréhensions ou des interprétations inadaptées étaient produites. C’était vraiment notre difficulté.

Il est par conséquent vrai que la notion de « prendre soin », est peut-être celle qui correspond le mieux à celle de care. Mais ce n’est pas un nom. Il est difficile de parler d’un objet avec une locution. Ainsi au final, nous nous sommes accordés sur le fait qu’il valait mieux utiliser le terme de care en faisant le pari que ce terme serait de plus en plus compris dans la société par la population. Il y a un pari sur l’avenir dans ce choix, même si nous ne savons pas s’il sera gagnant.

Selon vous, existe-t-il des voies qui permettraient à cette notion de trouver des applications concrètes dans notre société ? Des éléments apparaissent-ils dans les programmes des différents candidats à l’élection présidentielle par exemple ? Par ailleurs y-a-t-il actuellement des mesures de politique publique qui peuvent laisser entendre qu’il y a un terrain à ce que le care devienne quelque chose de tangible ?

Pour le moment, je trouve que cela ne se dessine pas trop. Les idées principales que cela sous tend sont au nombre trois :

Ce qui est terrible en premier lieu avec la notion de care, c’est que dans l’inconscient collectif, ce type de travail est assimilé à la domesticité. Il est souvent considéré que ce sont des domestiques qui prennent soin, qui préparent les repas, effectuent la toilette… Les tâches elles-mêmes sont assez dévalorisées. C’est d’ailleurs pour cette raison que le travail de care retombe principalement sur les femmes. Dans une famille par exemple, s’il faut s’occuper des parents qui sont assez âgés, c’est malheureusement sur une fille, voire une fille qui est restée célibataire et qui n’a pas beaucoup de formation qu’incombe cette tâche… La première difficulté est de valoriser toutes les activités que nous pouvons regrouper sous le terme de care.

La deuxième idée, qui est liée à la première, consiste à lutter contre les inégalités constatées dans les actions de care. En effet, comment mener des politiques d’aide aux aidants sans pour autant cristalliser les aidants dans des fonctions subalternes ? C’est la même chose au niveau des professionnels : comment ne pas les cristalliser dans des statuts subalternes en termes de formation, d’égalité des sexes…

Le troisième point demeure assez difficile à faire passer en France : on appréhende les solidarités comme étant des choses qui se remplacent. Autrement dit, on conçoit toujours que la solidarité publique ne doit seulement s’activer que si la solidarité privée n’est pas en mesure d’être effective, dans le cas d’une impossibilité ou d’une difficulté. L’exemple le plus flagrant est celui de la protection des majeurs. Dans la loi et les faits, il y a une priorité familiale pour les mesures de tutelle, curatelle… S’il n’y a personne de la famille qui peut le faire, c’est l’État qui se substitue. Dans le cas où un membre de la famille est tuteur ou curateur, il n’existait jusqu’à il y a peu aucune aide publique et les personnes se retrouvaient complètement seules. En revanche, dès que l’État intervenait, les membres de la famille n’avaient plus aucun rôle, pas même le droit d’information. Depuis la réforme de 2007, effective à partir de 2009, il existe néanmoins un peu plus de conciliation entre ces différentes formes de solidarité.

Dans tous les cas, un membre de la famille peut d’autant plus être tuteur ou bien curateur s’il se sent soutenu en termes d’information, de formation, de soutien psychologique dans certaines circonstances. Ainsi, une solidarité privée se déploie avec plus d’aisance s’il y a cette solidarité publique. Le collectif est alors toujours gagnant sur le sujet.

Or, nos dispositifs de politiques publiques ont plutôt été conçus jusqu’à une période récente sous forme de remplacement et non d’articulation. C’est beaucoup plus difficile de mettre en œuvre des dispositifs de soutien plutôt que de faire à la place de.

Dans votre rapport et vos propositions vous utilisez le terme d’entraidant. Comment traduire et comprendre cette notion d’entraidant ? Quelles sont les mesures qui concernent cette figure qui est à la fois présente et nouvelle ?

La notion d’entraidant porte l’idée selon laquelle, il n’y a pas d’un côté quelqu’un qui donne, qui prend soin et de l’autre côté une personne qui reçoit, et c’est ce qui est spécifique à la notion de care. Dans le soin médical il est vrai qu’il y a le professeur de médecine qui donne des soins et la personne qui reçoit, voire subit les soins. Dans la relation du care, il y a automatiquement une relation d’échange, plus ou moins évidente il est vrai dans certains types de relations.

Prenons l’exemple d’une mère de famille qui prend soin de son fils handicapé. Certes, elle peut avoir l’impression de beaucoup donner et de peu recevoir. Il n’empêche qu’il y a un échange et la personne elle-même se sent valorisée par le fait qu’elle prend soin. Aussi, il y a vraiment quelque chose qui se crée. Ce n’est pas comme si on donnait ou l’on recevait un objet. Il y a un surplus de relations, voire d’identité, et enfin de la reconnaissance pour chacune des personnes.

Ce type de relation est vraiment une spécificité du care car l’échange va au-delà. Ce n’est pas qu’un acte commercial ou un acte médical. C’est d’ailleurs ce qui nous gênait quelque peu, avec la notion d’aidant. Cela implique qu’il existe un aidé et un producteur de l’aide. Le care va plus loin. Dans la relation entre l’entraidant et l’entraidé, il existe un véritable échange, un aller et retour, qui construit cette relation.

Vous mettez en garde sur le danger qu’il y aurait à mettre en place un statut professionnel. A quoi correspond cette mise en garde concrètement et quel est le risque de trop instituer ?

Prenons un exemple. Pendant très longtemps il a été question de créer un statut de « parent au foyer », avec un salaire maternel ou le salaire parental. Au lieu de confier des enfants à l’extérieur à une assistante maternelle, on envisageait de donner un salaire à la mère de famille. On expliquait qu’il s’assagirait d’un salaire « aux parents » pour être plus politiquement correct, mais il n’empêche que dans l’idée, c’est à la mère à qui on allait donner un salaire et elle serait ainsi restée chez elle pour s’occuper des enfants.

Cela peut apparaître effectivement très bien dans un premier temps. Mais ce qui est terrible c’est que cela se serait retourné contre les femmes. Elles seraient devenues les victimes de ce type de politique publique. Elles se seraient coupées de la vie sociale.

En outre, la coupure d’avec le marché du travail a, bien entendu, un impact sur la carrière professionnelle : difficulté de reprise d’un emploi, dévalorisation des compétences, perte de promotion… Enfin, n’oublions pas que la femme qui s’est consacrée à la vie de famille, se retrouve entièrement victime de cet engagement non valorisé au moment du divorce ou pire, de la séparation en cas d’union libre (il n’y a pas de prestation compensatoire), puisque la reprise sur le marché du travail est difficile et surtout que les cotisations retraites sont absentes ou faibles. Par conséquent, l’idée de créer un salaire ou un statut, cela peut se retourner contre les personnes elles-mêmes au final. En ce qui concerne la reconnaissance des aidants familiaux, notre idée est plutôt de créer des congés transitoires, avec des facilités de retour sur le marché du travail par l’intermédiaire de formation…, et surtout de créer les convergences qui permettent d’articuler la vie d’entraidant et la vie professionnelle.

Pour les entraidants, s’il existe des structures de répit ou tout type de dispositifs de cette nature, quand, par exemple, ceux-ci souhaitent partir en vacance, cela permet de concilier cette vie personnelle d’entraidant avec la vie professionnelle. A contrario, créer un statut risque fort de s’avérer un statut « par défaut », peu reconnu, peu valorisé, mal rémunéré.

C’est pour l’ensemble de ces raisons qu’il faut vraiment qu’émerge une reconnaissance de cette relation d’entraide et que soient créées des structures ou services plutôt collectifs afin d’aider les personnes qui prennent soin.

Vous insistez sur la nécessité d’un investissement de la société pour asseoir une forme de reconnaissance sociale du statut d’entraidant et du care. Parmi les propositions quelles sont celles qui vous sembleraient prioritaires ?

Une des propositions qui nous paraît essentielle est celle du congé d’entraide. Actuellement nous savons que lorsque un parent est exposé à de gros problèmes, les proches essaient de bidouiller, en faisant comme ils peuvent, en posant un arrêt maladie… Les proches doivent le faire et en plus le font avec une certaine culpabilité. C’est, de fait, globalement mal vécu par tout le monde. Un congé d’entraide doit favoriser la reconnaissance de la société sur le fait que porter aide à une personne est un acte en tous points bénéfique, pour tous. Encourager le fait que des personnes portent aide à un moment donné, dans un parcours de vie et qu’en retour elles soient aidées, évite des solutions malheureuses pour tous et beaucoup plus drastiques en termes personnels et pécuniaires (ex : placements en institution).

La reconnaissance des associations me paraît également un axe très important. Certaines emploient des salariés et d’autres ont des bénévoles. Pour cette dernière catégorie, on assiste à un épuisement des personnes. Dans les faits, c’est de plus en plus difficile de participer à la vie associative quand on est par ailleurs salarié, actif.

A notre étonnement, de nombreux commentateurs regrettent que les associations à caractère social, ne soient administrées que par des personnes de plus en plus âgées. Mais heureusement qu’il existe des retraités pour s’investir dans la vie associative, les autres n’ayant plus le temps maintenant ! C’est essentiel d’autant que le travail associatif est vraiment énorme et assure un véritable ciment.

Quel écho a eu ce travail, de quelles natures ont été les retours ? Est ce qu’il vous semble que certaines propositions ont trouvé dans le monde politique une attention particulière ?

Pour répondre, je vais reprendre une remarque d’Olivier Ferrand, président de Terra Nova. En lisant le rapport et après différents échanges, il nous a fait part qu’une des analyses exposées lui paraissait primordiale : la nécessité de mieux articuler les diverses formes de solidarités. Cette question interroge en effet la façon de penser l’État-providence et le rôle de chacune des institutions. Une fois que l’on commence à tirer le fil, il est possible d’aller très loin pour concevoir l’ensemble des solidarités. Cela permet de repenser le rôle de chacun et les échanges dans une société.

Concernant ce rapport, il a eu quelques échos, via des articles dans la presse mais cela n’a pas engendré de « buzz », d’autant que le rapport est sorti après le débat sur la dépendance.

Le fait que cela soit Martine Aubry qui ai initié le débat, a un peu marqué politiquement ce concept, alors que ces implications sont bien plus larges politiquement.

De plus, peu de temps après, les primaires socialistes ont été organisées et d’autres enjeux nous dépassant totalement se sont imposés.

Pour aller plus loin :

– Le site de la fondation Terra Nova : www.tnova.fr/

– Les défis du « care » : renforcer les solidarités, Gilles Séraphin (rapporteur du groupe de travail), Marc-Olivier Padis (préface) : www.tnova.fr/content/contribution-n-7-les-d-fis-du-care-renforcer-les-solidarit-s